Interview de Claudia Senik
Si la croissance harmonise le bonheur de tous, que se passe-t-il en période de décroissance?
La décroissance n’est pas bonne pour le bonheur : ni pour son niveau, ni pour sa répartition entre les citoyens. D’une part, comme les gens s’habituent à leur niveau de vie et ajustent leurs attentes en fonction de son évolution passée, ils sont déçus lorsque la décroissance vient contredire leurs espoirs. D’autre part, l’absence de croissance ne permet pas cette égalisation du bonheur qui se produit lorsque des perspectives d’amélioration sont offertes à tous, quel que soit leur niveau de départ. C’est sans doute d’ailleurs l’une des clefs des mouvements de protestation comme celui des Gilets jaunes : la mondialisation et les innovations technologiques imposent des changements rapides qui sont douloureux pour beaucoup de gens, et ne sont pas suffisamment compensés par une augmentation de leurs revenus ou de celui de leurs enfants. En gros, on perd le bénéfice bien décrit par le célèbre proverbe : « a rising tide lifts all boats»*.
Si les Français sont moins heureux que leurs voisins parce notre école est trop exigeante, a t on une idée de leur moral en 2020?
Avec mes collègues de l’Observatoire du bien-être, au CEPREMAP, nous consacrons une partie de nos travaux de l’année en cours à l’école et aux enfants. On voit que la satisfaction des élèves dans la vie est très liée à leurs notes dans les pays de l’OCDE, et particulièrement en France. Il est possible que la manière française traditionnelle de noter -très exigeante- déteigne sur notre conception de la réussite et sur notre capacité à être satisfaits de nous-mêmes. En quelque sorte, nous évaluons notre propre vie aussi sévèrement que nos professeurs évaluaient nos devoirs à l’école.
A quel âge est-on le plus heureux?
On est plus heureux dans la jeunesse, et le bonheur diminue avec l’âge, mais dans un grand nombre d’enquêtes, réalisées dans de nombreux pays à des années différentes, on voit une remontée du bonheur après le tournant de la cinquantaine. Ceci est complètement contre-intuitif, et constitue l’un des paradoxes de ce champ de recherche.
Les femmes sont-elles plus heureuses que les hommes malgré leur charge mentale?
Oui, dans la plupart des pays développés, les femmes se déclarent plus heureuses que les hommes : plus satisfaites et leur vie, de leur travail, etc. Mais en même temps, elles sont également plus stressées et dépressives. Il y a plusieurs interprétations possibles de cet ensemble d’observations.
La première est que cela tient à leur emploi du temps plus varié, au fait qu’elles jouissent d’une plus grande diversité dans le choix de leurs activités, qu’elles ont davantage de cordes à leur arc. Un éventail plus large de domaines d'intérêt pourrait être une source de bien-être plus élevé. Cependant, cet ensemble plus vaste de tâches, surtout quand il prend la forme de multitâches (simultanées) s'accompagne parfois d'un stress. Mais la deuxième explication met en avant le rôle des attentes comme point de repère que les gens utilisent pour évaluer leurs conditions de vie. Encore aujourd’hui, en moyenne, les attentes des femmes concernant le travail et le salaire, sont inférieures à celles des hommes, bien que cet écart se soit réduit au fil du temps et des générations. Il est possible que les femmes se déclarent plus heureuses simplement parce qu’elles demeurent moins exigeantes que les hommes. Il s’agit, là encore d’un objet de recherche en cours.
A propos de Claudia Senik
Professeur à Sorbonne-Université et à l’Ecole d’économie de Paris
Auteure avec Yann Algan du livre Les Français, le bonheur et l'argent aux Editions Rue d'Ulm

*la marée montante met à flot tous les bateaux. (traduction)
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